traduction (en partie) de http://www.slate.com/id/2267004/pagenum/all/#p2
La créativité: Une nouvelle science.
de Joshua Wolf Shenk
Comment marche les collaborations ?
Comment deux personnes - qui peuvent être parfaitement capables et talentueuses de leur coté - peuvent exploser en terme d'innovation, de découvertes, et de génie lorsqu'elles collaborent?
D'une certaine manière, cette question va de soi. Les collaborations, depuis toujours, ont produit des nouveautés utiles et belles.
Mais d'un autre coté, en examinant les performances des collaborations, c' est une idée neuve: Depuis des siècles, la science et la culture ont mis l'accent sur l'auteur - forcement unique et génial.
Notre culture célèbre les héros. Durant nos études nous sommes évalués individuellement. Notre vision de l'histoire se réduit à une suite de biographie.
La psychologie s'est longtemps intéressée aux individus.
Freud traitait ses patients en les faisant parler dans le silence, et voyait la guérison comme une réconciliation de leurs conflits internes.
Au delà de la maladie, la base de la vie normale et épanouie semble devoir venir de la personne isolée , de l'individu.
Même l'outil de base des relations - le langage, la façon de parler - est vu comme une caractéristique de l'individu et de ses capacités internes.
Le triomphe ultime du concept de l'individualisme, c'est que ce n'est plus vraiment considérée comme une idée : cela va de soi.
Les fonctionnements des inter-relations, des co-dépendances apparaissent comme des anomalies ou des dysfonctionnements.
Mais de nouvelles recherches commencent à s'intéresser à l'importance, au fonctionnement et à l'efficacité des relations entre individus.
Ces recherches ont commencé avec l'étude de la petite enfance et des relations mères - enfants, et la manière dont les deux interagissent - Avant, l'on considérait plutôt que les bébés répondaient aux sollicitations, et se comportaient simplement comme des récepteurs.
Les émotions, affirme Vaughan, sont liées à des relations sociales dès le début. Cette dynamique s'avère jouer un rôle crucial dans le développement des circuits neuronaux qui façonnent non seulement l'interaction, mais aussi l'autonomie. En d'autres termes, la manière dont nous vivons nous-mêmes est inextricablement liée à la façon dont nous faisons l'expérience des autres, si bien que, en regardant de près, il est difficile d'établir une distinction concrète entre l'autre et soi-même. (Cela soulève des questions sur ce qu'est le «soi» .)
La compréhension des «neurones miroirs» a également contribué à dissoudre la distinction. Il y a 10 ans, une équipe de chercheurs italiens a montré que des neurones activées lors de certaines actions par des singes macaques, quand ils prennent une cacahuète par exemple , sont aussi activées quand ils regardent quelqu'un d'autre prendre une cacahuète.
On exagère sans doute lorsqu'on dit que ce phénomène peut tout expliquer depuis l'empathie et l'altruisme jusqu'à l'évolution de la culture humaine. Mais le fait est que notre cerveau inscrit l'expérience individuelle et sociale en tandem.
Les neurones miroirs sont juste une brique dans le champs immense des «neurosciences sociale».
John Cacioppo et Gary Berntsen de L'Université de Chicago ont inventé ce terme. Ils ont aidé à montrer comment les liens sociaux ont un rapport avec tous les dysfonctionnements depuis la dépression et l'anxiété jusqu'à l'hypertension artérielle, l'obésité et les maladies cardiaques.
S'appuyant sur la psychologie évolutionniste, les expériences cognitives, et les scanners du cerveau, Cacioppo et ses collègues sont persuadés que ce que nous considérons comme le «moi» est dans son essence social. «On dirait un oxymore," dit Cacioppo. "Mais ce n'en est pas un. En fait, l'idée que le centre de notre univers psychologique, et même notre expérience physiologique, est "moi" - fondamentalement nous dénature comme espèce.
Ce n'est pas un hasard si cette nouvelle vision s'impose à un moment où le monde occidental ne s'identifie plus à l'individualisme ni ne s'oppose plus au collectivisme, comme durant la guerre froide.
Internet et les médias sociaux ont offert une métaphore évidente pour les inter-connexions. "Nous sommes prêts pour une révolution copernicienne en psychologie», dit Cacioppo. Si elle vient, l'ère du "Moi" va céder à quelque chose qui peut être beaucoup plus intéressant.
Le mythe du génie solitaire
Dans le domaine de la créativité, si nos relations nous façonnent si fondamentalement, pourquoi sont elles si mal connues ?
Pourquoi sommes-nous si intéressés par les génies solitaires, les grands hommes (et, depuis quelques temps, les grandes femmes)?
Les psychologues évolutionnistes pourraient mettre en évidence la façon dont nos ancêtres s'intéressaient au mâle alpha d'un groupe. Mais aujourd'hui il y a d'autres explications.
La plupart du temps, les hommes ou femmes d'action ont souvent un partenaire invisible.
L'éminent psychanalyste et sociologue Erik Erikson a reconnu que sa femme de 66 ans, Joan Erikson, a travaillé avec lui de façon si proche qu'il lui est difficile de dire qui a fait quoi. Mais c'est seulement lui qui en perçoit les revenus, et c'est son nom qui a fait la couverture des magazines. Il est reconnu tandis que sa femme reste dans l'ombre.
Cependant, les relations de couple hommes-femmes ne sont pas la seule cause expliquant l'effacement d'un des partenaires.
Braque et Picasso ont créé le cubisme ensemble, mais l'espagnol a été reconnu alors que l'histoire a oublié le Français trop effacé.
L'existence de partenaires cachés est habituel dans l'industrie et les universités: les comités de titularisation insistent et jugent le travail individuel, même si la collaboration est au cœur de la culture universitaire.
Les PDG sont devenus des étendard pour leur entreprise, alors que leurs efficacités dépendent de leurs partenaires et de leurs équipes. (Peut imaginer que Steve Jobs ait réinventé Apple sans Jonathan Ive, son gourou en design?)
Pour illustrer la persistance d'un partenaire caché regardons un exemple banal: Les éditeurs de livres restent discrets. Leurs réputations dépendent en grande partie des auteurs qui sont en général ingrats et particulièrement attachés à l'idée de leur propre génie.
Maxwell Perkins, grand éditeur, qui a découvert et mis en forme les œuvres de F. Scott Fitzgerald et Ernest Hemingway, a également découvert ou construit Thomas Wolfe. Leur collaboration a permis l'émergence des manuscrits tentaculaires des romans épiques de T. Wolfe.
Dans un premier temps, Wolfe a salué et remercié son partenaire.
Hélas, tous ces remerciements exubérants ont contribué à alimenter les critiques , attribuant une partie du mérite de l'oeuvre ... à l'éditeur!
T. Wolfe était fou de rage à la lecture de ces critiques.
Il ne pouvait pas saisir le paradoxe qu'il était à la fois un artiste complet et un partenaire à la remorque.
Perkins, quant à lui, a diminué avec insistance son rôle. «Les éditeurs ne font pas beaucoup, écrit-il,« Ils ne peuvent qu'aider un écrivain à se réaliser. " De cette façon, la déclaration minimise son rôle. Mais la question reste entière : quelle est leur part dans la réalisation de l'oeuvre?
Une autre raison liée à la persistance du mythe du génie solitaire, c'est que la «collaboration» semble acceptable que si elle s'établit entre pairs.
Alors qu'en fait, ce sont souvent les brillants virtuoses indépendants qui ont besoin le plus de relations et d'accompagnements.
Prenez le golf, par exemple. Selon les règles de circuit de la PGA, les golfeurs professionnels jouent sans entraîneurs ni directeurs. Donc, le rôle du psychologue, stratège et conseiller tombe sur le caddy (Le porteur de sac). Tiger Woods, désormais célèbre pour ses frasques conjugales, est depuis près de 11 ans avec Steve Williams qui tient le rôle de caddy. Ils sont vraiment très proches.
Au Championnat PGA 2000, Woods avait besoin de réaliser un coup exceptionnel. Williams sous-estime volontairement la distance. «L'évaluation des distance est un problème pour Tiger", a expliqué Williams au magazine Golf. "Je voulais donc ajuster la distance sans le lui dire."Tiger Woods a réussi la frappe et a remporté la coupe .
Si vous ne jouez pas au golf, vous ignorez bien sûr le rôle du caddy. Et il en va de même pour tous les secteurs que vous ignorez. Les chirurgiens sont connus et reconnus,tandis les rôles des infirmières ne sont ni connus ni valorisés.
Dans l'industrie cinématographique le directeur de la photographie n'est pas non plus très visible, alors que les initiés savent que leur travail est essentiels à la réussite du projet.
L'architecte Frank Gehry s'appuie fortement sur son adjoint, Craig Webb.
Cependant, cette méconnaissance n'est pas entièrement responsable du mythe de l'individu créateur et solitaire.
Ce mythe révèle notre façon de penser.
Considérons Emily Dickinson, qui personnifie le génie solitaire,qui écrit des poésies dans le silence de sa chambre, vêtu de blanc monastique.
L'histoire littéraire a révélé, sa collaboration durant plusieurs décennies avec sa belle-sœur. La poète brûlait de l'intérieur, mais sa belle-soeur qu'elle appelait «l'imagination» alimentais ses flammes.
Nous commençons à comprendre les conditions nécessaires à l'épanouissement de la créativité.
Les stéréotypes des idées de génie dans la tête de héros épiques cèdent la place à des explications plus complexes , sinueuses, mais avant tout sociales et relationnelles.
Historiquement, l'idée du héros individuel a déjà été contesté.
Certains ont contesté la théorie du "grand homme" dans l'histoire, mettant à la place l'accent sur les cultures.
D'autres plus radicalement ( Alfred North Whitehead) mettent l'accent sur l'échange et l'interdépendance, non seulement entre les personnes, mais aussi entre les espèces, de façon ponctuelle ou dans la durée.
En considérant le problème dans son ensemble, les processus de la pensée créative donnent le vertige. Beaucoup de gens perçoivent que ces processus sont dynamiques, et non statiques; que la création se fait l'un par l'autre, que les «moi» convergent dans le présent à partir des relations établies ou à venir. Il est difficile de nier que la créativité de l'homme provienne de la culture. Il suffit de regarder le transcendantalisme ou le cercle de Bloomsbury, ou les cultures propres à Apple ou Google, ou encore la communauté des physiciens lors de la découverte de l'atome.
Mais les mythes persistent pour une simple raison: Il est plus facile et satisfaisant de réduire un processus complexe à un simple caractère (Edison seul qui découvrit l'ampoule, ou Freud qui fonda la psychanalyse.)
L'esprit humain dépend de narrations et d'actions concrètes, alors que l'idée d'interdépendance se dissout facilement dans l'abstraction.
Essayons, par exemple, d'identifier les influences sur Einstein, et de dessiner des cercles concentriques autour de lui, d'abord avec ses interlocuteurs immédiats (y compris Michele Besso, avec laquelle Einstein a discuté de la théorie de la relativité), puis au cercle scientifique de son époque , jusqu'à l'influence de la génération précédente.
Pour s'attaquer au mythe du génie solitaire, nous avons besoin non seulement de nous appuyer sur les meilleures données scientifiques et historiques,mais nous devons également mettre l'accent sur l'unité sociale fondamentale: la paire, le couple. Comme Tony Kushner écrivait dans ses notes pour "Angels in America ", la plus petite unité indivisible est deux personnes, pas un seul: l'un est une fiction." Buckminster Fuller a eu à la même idée quand il écrit que «l'unité est plurielle et, au minimum, est de deux."
Dans le domaine de l'amour romantique, on accepte déjà la primauté de paires. Et une grande partie de cette nouvelle science des relations est axée sur l'intimité romantique et personnelle. Mais l'amour, dans son essence, est privé et impénétrable. De nombreux couples se querellent. Mais quelle est notre unité de mesure pour évaluer les «bonnes» relations? Est-ce la passion ardente? La durée? Le nombre d'enfants qui vont à polytechnique?
Avec la créativité, en revanche, les oeuvres peuvent être soumises à des tests et à des évaluations. Si vous aimez la musique des Beatles, vous reconnaissez également leurs talents et leur créativité.
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